1. La préhistoire du clip
a) Les premiers clips, la trilogie Off The Wall
"The Wiz m'a donné de l'inspiration et de la force. Mais que faire de ces choses et comment les canaliser pour les mettre à profit par la suite ?"
Michael Jackson, Moonwalk
Comme nous l'avons expliqué, le tournage de The Wiz représente un véritable tournant dans la carrière de Michael Jackson, pas seulement parce qu'il marque la rencontre du chanteur avec le cinéma, mais aussi parce qu'il marque la rencontre avec le compositeur-arrangeur de la musique du film : Quincy Jones. Avant de mettre ses désirs cinématographiques en chantier, il a besoin de reconnaissance musicale. Aussi de cette rencontre avec le producteur de Jazz sur le tournage naîtra une des collaborations les plus fusionnelles et génialement productive de l'histoire de la musique moderne et qui donnera naissance à la célèbre trilogie d'albums : Off The Wall, Thriller qui reste encore aujourd'hui l'album le plus vendu de tous les temps avec plus de 150 millions de disques vendus à travers le monde et enfin l'album Bad. Sorti en août 1979, trois semaines avant le vingt-et-une-ième anniversaire de Michael Jackson, Off The Wall marque donc l'émancipation artistique de Michael Jackson, mais aussi personnelle puisqu'il laisse définitivement ses frères derrière lui. L'album, qui mélange harmonieusement funk, disco, pop et soul, est un succès sans précédent pour Michael Jackson. Il est le premier disque pour un artiste solo à obtenir quatre titres classés dans le Top 10, un record qu'il battra lui-même par la suite. L'album s'est aujourd'hui vendu à plus de 20 millions d'exemplaires. La réussite est totale, Michael Jackson exulte. Pour contribuer au succès de l'album, Michael Jackson commence à tourner ces vidéos accompagnant les singles en pleine émergence à la fin des années 70 et servant à la promotion des albums et des artistes. Avec la démocratisation de la télévision, l'industrie du disque se rend compte que les émissions TV sont une grande opportunité pour la promotion de leurs artistes. Elle se concentre donc sur la réalisation de courts films promotionnels qui commencent à remplacer les performances télévisées, mais semblent en tout point semblables dans un premier temps. Michael Jackson avait déjà tourné quelques unes de ces vidéos avec ses frères à l'époque, mais on ne savait pas encore très bien comment fonctionnait cet étrange objet.
Le tout premier clip officiel de Michael et des Jackson est celui de la chanson Dreamer, issue de leur album Going Places sorti en août 1977. Il s'agit effectivement d'une prestation scénique des Jackson assis sur des tabourets, le fond est une incrustation indéfinissable qui se met parfois en mouvement. Cependant, la prestation scénique de la chanson était parfois entrecoupée d'images du groupe dans la vie de tous les jours faisant les imbéciles servant de contre-point à la performance, comme c'était le cas de leur deuxième clip Going Places sorti en octobre 1977. Pour plus de confort de réalisation, les Jackson ont dû faire une prestation scénique de leur chanson devant les cameras sans public. Le clip étant entrecoupé par des images des frères visitant New-York en calèche, en hélicoptère, faisant du skateboard ou du bateau dans Central Park. Dans ce cas-là, le contrepoint à l'interprétation servait quelque peu à illustrer le sens de la chanson, c'est-à-dire l'envie de visiter le monde. La dernière image du clip montre les Jackson s'envolant en hélicoptère vers une destination inconnue. Un autre clip du même genre est tourné pour la chanson Even Though You're Gone, dans lequel les frères Jackson interprètent la chanson assis. On voit néanmoins à un moment Michael lisant une lettre face au miroir de sa loge, un lien sans doute avec les paroles de la chanson qui parle d'une rupture, un peu plus tard on voit d'ailleurs en surimpression l'image d'une femme vêtu d'une robe à paillettes qui s'éloigne.
Leur quatrième clip ne prit même pas la peine d'images supplémentaires, il ne s'agissait que de la prestation scénique de leur tube Shake Your Body Down (To The Ground) sorti en 1978. Si la chanson fut leur première composition personnelle à connaître un réel succès dû à une rythmique extrêmement complexe lié à un refrain simple et entraînant, le clip, lui, souffre d'un montage bien peu dynamique, et les cadrages restent assez statiques comparés à leur précédente vidéo. Le vidéo-clip n'a pas encore trouvé son identité, ni même sa réelle utilité, il se contente de reproduire ce que l'on voit dans les émissions de variétés de façon un peu plus léché.
La même année pourtant, une évolution se fait sentir dans le clip de leur second single extrait de l'album Destiny : Blame It On The Boogie. Déjà en 1974, le groupe ABBA avait bouleversé le côté statique du clip avec sa chanson Waterloo (Le clip ICI). Mais c'est surtout le groupe Queen qui, en 1975, ouvre l'ère de la vidéo avec son clip Bohemian Rhapsody. (Le clip ICI) Si une prestation scénique est toujours de rigueur, le clip incorpore énormément d'effets vidéo innovants pour l'époque, comme les superpositions d'images, des démultiplications à l'infini, des effets kaléidoscopiques. Ceci devient alors la marque du viéo-clip comme miroir des effets speciaux vidéo à instant T. Chaque vidéo-clip de cette époque doit aller toujours plus loin dans l'expérimentation pour témoigner de ce qu'il est possible de faire techniquement au moment de sa réalisation. On retrouve donc assez rapidement une certaine perspective artistique à l'arrivée de ces tentatives techniques, et il s'agit donc bien de cette zone floue entre le marketing et l'expérience esthétique dont nous parlions en introduction. Le nouveau clip des Jackson suit donc cette nouvelle tendance de mise en valeur de la performance par l'effet spécial vidéo. Dans le cas de leur vidéo Blame It On The Boogie, la prestation n'est plus ouvertement scénique et toute la mise en valeur est basée sur un seul effet stroboscopique. On est loin de la beauté cinématographique du Pas De Deux de Norman McLaren, 1968 (http://www.youtube.com/watch?v=MHQIfPbeoBw). L'effet vidéo donne un certain dynamisme aux mouvements des Jackson, l'effet stroboscopique confère même une certaine aura mystique et analogique aux Jackson sans pour autant empêcher une certaine monotonie puisqu'il n'y a absolument aucun autre effet, aucune montée en puissance, aucune autre recherche. Reste la performance de Michael, filmé en plan américain lors des couplets sans effet ajouté, et un passage au milieu de la vidéo où l'on ne voit que les pieds dansants des Jackson, subissant l'effet stroboscopique, les pieds sautillants remplissent alors tout l'écran et produisent un effet hypnotique intéressant. "I just can't control my feet". Un entretien privé entre Andy Warhol et Michael Jackson datant de 1978 a été dévoilé sur Internet peu après la mort du chanteur. Warhol y témoigne de son admiration pour les vidéos du chanteur :
« Oh, tu sais, j’ai vu la vidéo de "Blame It On The Boogie" à la télé l’autre jour. J’adore quand on ne voit que des pieds, partout des pieds!
- Vraiment?
- Oh oui.
- Je n’aime pas la vidéo.
- Ah oui? Pourquoi?
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu. Ce n’est pas recherché.
- Tu aimerais tourner d’autres vidéos?
- Oui, j’ai plein d’idées pour mes futures vidéos. Mais il faut que je termine d’abord mon album avant que ça ne puisse voir le jour. »
La Re-naissance 1979
Cet album dont il parle à Andy Warhol est bien évidemment Off The Wall, l'album de l'émancipation, de l'envol, de l'entrée dans le monde adulte. Même s'il n'a pas encore de pouvoir sur la réalisation de ses vidéo-clips, le moment est venu pour lui de s'approprier le médium et de faire passer un message. Don't Stop Til You Get Enough , écrit et composé par Michael Jackson, est le premier single de l'album.
Cadrer Michael Jackson : Gros plan sur ce visage encore pur et enfantin, nœud papillon trop grand, costard et coupe affro, Michael Jackson joue l'enfant. Le fait que la chanson soit entièrement chantée en falsetto, technique vocale du registre aigu, renforce cette aspect enfantin. C'est un bébé en train de naître. S'ouvrant par un cadrage serré sur sa tête, la camera recule pour découvrir le reste du corps : le travelling permet au corps de sortir du hors champ, et par conséquent d'entrer dans le cadre petit à petit, le travelling arrière mime un accouchement télévisuel. Enfin entier, il étire ses bras et ses jambes alors que le décor derrière s'illumine et n'est pas sans rappeler la vitesse lumière de Star wars : A New Hope (George Lucas, 1977) sorti l'année précédente. Michael qui était jusque-là dans une certaine obscurité nocturne, passe par le couloir lumineux qui le mène à la vie. Tel un nouveau-né, il pousse alors son premier cri au monde "AOUWH". Ce premier plan raconte la (re)naissance de Michael Jackson, ce vidéo-clip est l'image de son émancipation. La première chose qui frappe est cette joie immense qui remplit toute l'image, mais le téléspectateur des années 70 ne peut aussi s'empêcher de noter que Michael est seul. Ses frères ne sont plus là et pourtant rien de très nouveau, depuis qu'il est né il leur a volé le cadre. Ultime pied de nez lorsque Michael a besoin de partenaires pour effectuer une mini chorégraphie, c'est sa propre image qu'il démultiplie afin de ne danser qu'avec lui même, effet spécial très avant-gardiste pour l'époque. Le vidéo-clip rend désormais obsolète des frères danseurs, il n'y a plus que Michael Jackson dans le cadre, lui et lui seul. Le reste du clip avec son fond fait de sphères et cubes en verres en mouvement kaléidoscopique est très clair : Michael Jackson est passé dans une nouvelle dimension. Sa beauté noire est tonitruante et ce clip n'est qu'une ode à sa joie, il est enfin libre de sauter, danser et voler de ses propres ailes. Mais à trop danser quand on est cadré serré, on sort du champ, Michael donne aussi l'impression d'être à l'étroit dans ce format télévisuel. Le personnage Michael Jackson est encore à inventer.
Et la lumière fut
Le second single extrait de l'album est Rock With You. Alors que Don't Stop Til You Get Enough était chanté en falsetto, Michael adopte pour cette balade un ton plus chaud et sensuel, il n'est que question de sensation :
"Girl, close your eyes
Let that rhytm get into you"
En effet, l'introduction à la batterie se fait dans le noir total, comme le dit la chanson : le rythme d'abord et pour cela il faut fermer les yeux, être dans le noir. De la musique naît la lumière, peu à peu au loin de façon circulaire et la fumée présente sur le plateau crée un effet inévitable de profondeur. C'est comme un œil, une vision intérieure puisque Michael commence par nous demander de fermer les yeux. Une nouvelle fois, Michael Jackson met en scène son apparition, naissant de la lumière, à contre-jour il n'est encore que silhouette. Le chanteur reprendra plusieurs fois le principe de silhouette comme méthode d'apparition dans ses concerts et prestations télévisées. L'importance de la silhouette est primordiale dans la construction du personnage Michael Jacskon. Comme nous le verrons plus tard, nous pouvons déjà voir lors d'un raccord dans l'axe sur la silhouette noire, une mèche qui se détache sur le fond lumineux. Soudain le premier couplet commence et la lumière se fait ; non pas seulement par le projecteur qui vient du dessus, mais par son habit de strass. C'est la première fois que l'on voit Michael Jackson couvert de paillette, de la tête aux bottes. En l'espace d'une seconde, il passe d'ombre à lumière, de silhouette à projecteur, car c'est bien lui qui irradie, il est la source lumineuse. Il est intéressant de constater comment ses pieds, bien qu'ils ne dansent pas beaucoup, sont déjà une entité à part entière nécessitant l'emploi d'un gros plan. Aurait-il donc chaussé les bottes d'argent de Dorothy ? Le reste du clip recycle jusqu'à la fin cette mise en lumière, jusqu'à éblouir la lentille de la camera. La silhouette, la mèche, l'habit de lumière, Michael Jackson pose les premiers galons de son personnage.
Il tourne dans la foulée la vidéo du dernier single de l'album à être "clipé" She's Out Of My Life, sorte de petit frère sobre de Rock With You. La chanson en elle-même appelle à beaucoup plus de sobriété et de recueillement. Toujours éclairé à contre jour par un projecteur invisible, ses cheuveux irradient de lumière alors que son visage est fermé et grave. La caméra s'approche lentement de Michael assis un peu courbé sur son tabouret, habillé comme un petit écolier, il se tient les mains entre les jambes, puis se gratte la tête un peu gêné, il a la gestuel d'un enfant : Michael serait-il redevenu un enfant ? Non, le sujet de la chanson est trop lourd et exprime l'expérience que l'on acquiert après une rupture amoureuse. Son visage est filmé en gros plan pendant tout le clip pour donner toutes les chances à l'émotion de son interprétation de nous atteindre. On se souviendra que lors de l'enregistrement de celle-ci, Michael n'arrivait jamais à terminer la prise, fondant en larme à la fin de la chanson. Le clip reprend la même grammaire visuelle que le clip de Rock With You avec les entrées de lumière et le montage visage d'un côté, corps entier de l'autre. Michael n'a jamais été aussi seul à l'image, regrette-t-il déjà ses frères ? Sa famille – "She's out of My Life, and I don't know weather to laugh or cry [1]" - ? Effectivement, si les deux premiers clips étaient portés sur la joie et plaisir, le dernier morceau de ce triptyque est réellement plus sombre et triste. D'ailleurs l'histoire d'Off The Wall se termine par une notre très amère pour Michael à l'image de ce dernier clip. Si l'album a généré quantre singles classés au Top Ten et s'est vendu à plus de six millions d'exemplaires, il ne récolte qu'un seul Grammy Award, celui de la meilleure performance R'n'B pour Don't Stop 'Til You Get Enough. Michael se sent humilié, il est anéanti. Son album a beau être le plus gros succès de l'année, le prisme de l'industrie musicale ne voit en lui qu'un chanteur appartenant à une catégorie, celle des musiques noires. Il prend conscience qu'il va devoir aller beaucoup plus loin pour faire tomber ce mur qui le sépare du public multiracial auquel il aspire. Il prend un pari sur l'avenir, son prochain album aura tellement de succès qu'il sera impossible de l'ignorer. Le succès est la clé de l'émancipation. Quatre ans plus tard, Thriller récoltera 7 Grammy Awards, plus qu'aucun autre artiste. Mais avant cela, pour panser ses blessures, Michael Jackson va retourner une dernière fois chanter avec ses frères.
[1] "Elle est sortie de ma vie, et je ne sais plus si je dois rire ou pleurer"
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